AD MAXIMAM MOSOMAGI ORGANI GLORIAM

(poème, sur de larges extraits duquel Marc PINARDEL
a improvisé lors de son concert du samedi 5 juillet 2003)

Quand du fond de l’Ardenne un orage se lève,
Qu’il vient frapper les sens du promeneur qui rêve,
Que l’étourneau craintif déserte le verger,
Que l’effroi des brebis ameute le berger,
Que la guivre en l’abysse aspire à disparaître,
Que du séjour des morts la strige va renaître,
Que tout chrétien fervent, s’en remettant à Dieu,
Cherche en son désarroi l’asile du Saint lieu,
Et qu’enfin, dévalant les sentes muletières,
Guidé depuis les monts par les flèches altières,
Du sanctuaire antique à Mouzon érigé,
Il y porte ses pas, alors, hagard, figé,
L’incrédule témoin d’un effrayant prodige,
Se change en pénitent que son erreur afflige :

“Quoi, dit-il, dans mon trouble, ai-je pu m’égarer
Au point qu’aux voix de Dieu je me suis effaré ?
Pourtant, hormis l’enfer ou sa sinistre engeance,
Nul ne peut engendrer, sauf le Dieu de vengeance,
Jusqu’aux confins d’Yvois de semblables éclats.
Vite, confessons-nous à nos seigneurs prélats.”

L’huis s’ouvre en gémissant sa plainte taciturne.
Le temple abbatial, à cette heure nocturne,
Paraît soudain muet et comme tout à coup
Exorcisé d’un sort dont on l’aurait absout.
Tout à l’heure il semblait pousser de longs cris sombres,
Il renferme à présent le silence et les ombres.

À la tribune seule une faible clarté
Sur les orgues projette une étrange beauté :
Tuyaux roides et longs dont le nombre foisonne,
Chacun de clair étain qui mieux luit et résonne.
Leur élégant rempart en façade dressé
Sur l’ouvrage princeps avec art agencé
Cinq tourelles dessine et quatre plates-faces.
De la lune les rais, dans leurs éclats fugaces,
Mêlent sur le métal les longs reflets soyeux
Qu’un nuage en chemin change en doux camaïeux,
Frôlant chaque tuyau jusqu’à sa lèvre sage
Pour y cueillir le vent propice à son voyage.

Buffet de chêne blond où l’ange musicien
Sait battre la mesure en bon théoricien.
D’autres, soit érigés sur les hautes tourelles,
Soit juchés sur le but dont ont fait choix leurs ailes,
Enflant leurs chalumeaux ou trompes embouchant
Sont prêts à remplir l’air d’un délicieux chant.
Alentour ce ne sont que rinceaux de feuillages,
Qu’enfilades de fleurs, que guirlandes sauvages,
Qu’instruments chaque fois disposés en faisceau
Par la main d’un sculpteur au délicat ciseau :
Flûte à bec, cornemuse, hautbois, basson, trompette,
Flûte de Pan, viole, serpent et clarinette,
Flûte traversière et fifre et même un cor,
Une lyre et, me semble, une bombarde encor.
Que n’ai-je le talent des maîtres du Parnasse
Pour décrire les bras entrouverts avec grâce
Que, porté par la Vierge avecque majesté,
Lève cet Enfant Roi dans son humble gaîté ;
Peindre ces entrelacs aux courbures galantes ;
Tracer les corps noueux des robustes atlantes
Sur qui l’orgue repose et dont l’antique sort
A gravé sur leurs fronts tout le prix de l’effort !
Hélas, trop inhabile aux accords de ma lyre,
Je crains qu’à l’Hélicon l’on ne me veuille élire
Car ma muse jalouse en gardant le secret,
Avare de mes vers les délivre à regret.
Mon tableau trop concret l’aurait-elle assoupie ?
Allons, Muse, fais trêve à ta chère utopie !
Petit orgue à lui seul, voici le positif
Qui, tel un jeune enfant au sérieux rétif,
Vient, sous le plaisant trait d’une espiègle facture,
Du grand orgue singer l’altière architecture
En offrant au regard un diable grimaçant
Qui joint à sa voix rauque un rire menaçant.

Orgue, dont le décor autant que la musique
À l’image de l’homme et de son sens lyrique
Sait être tour à tour ou sublime ou plaisant,
Langoureux ou pompeux, délicat ou puissant ;
Ô merveille un instant immobile et taisante,
Mécanique subtile autant qu’oeuvre imposante
Que Moucherel conçut du temps du Bien-Aimé
Et que Formentelli, par la grâce animé,
Rendit à son destin de puissance et de gloire !

Au-dessus des claviers s’ouvre un épais grimoire
Que Gélu, l’oeil content et le sourire expert,
Car il s’y reconnaît quand tout autre s’y perd,
Déchiffre promptement pendant qu’il élabore
Des baroques accents l’ordonnance sonore.
Des orgues il est maître et sa juste rigueur
Ne tolère jamais en leur sein nulle erreur.
Une anche un peu trop plate, une flûte timide,
Un méchant cornement, une doublette acide,
L’enroué rossignol abreuvé de sa main
Sont, sitôt gourmandés, rendus au droit chemin.
Docile désormais, tout l’instrument révère
Ce sourcilleux mentor à l’oreille sévère.
C’est lui qui, le voyant menacé du trépas,
Oeuvra tant, et si bien, qu’il parvint pas à pas
Au terme d’une quête assidue et féconde
À le faire parer d’une splendeur seconde.

Mais soudain, tel un cri sous les voûtes jeté,
L’orgue lance un appel par trois fois répété.
Déchiré par l’aigu du grand jeu de trompette,
L’opaque et noir Silence affronte la tempête.
Repoussé tout d’abord par l’éclatante voix,
Le temps d’un bref soupir, il recouvre ses loix.
Sa suite de vampyrs que l’édifice abrite,
Oubliant son sommeil, déjà frémit, s’irrite
Et vers l’orgue aussitôt prend son vol infernal.
Euterpe, apparaissant, craint un assaut fatal
Et, doutant du secours de la tierce criarde,
Choisit en prompt renfort la tonnante bombarde.
Des poumons caverneux du tuyau monstrueux
Jaillit alors un souffle énorme, impétueux.
Le peuple ténébreux aux ailes séculaires
Fuit sous le marbre noir des dalles tumulaires.
Des piédestaux massifs jusqu’au plus frêle arceau
Tremble tout l’appareil du gothique vaisseau.
Tant ces voix de métal sont puissantes et graves
Qu’on les croirait sortant de titanesques caves.
Comme après un courroux à l’instant assouvi,
Les gammes à présent explorent à l’envi
Les confins élevés où l’éther éparpille,
Tantôt en crescendo et tantôt dans un trille,
Un hymne simple et doux dont la morne teneur
Force au recueillement sur un mode mineur.

Cependant à la tour, l’heure lugubre sonne.
La lunaire clarté s’affaiblit et frissonne.
Tout nimbé de vapeurs, l’astre à son firmament
Luit d’un éclat trompeur le masquant tellement
Qu’on ne sait s’il faut voir sous sa face blafarde
Un ange qui blêmit ou la Mort qui se farde.
C’est qu’entre l’un et l’autre on ne peut qu’hésiter
À dire qui des deux cherche à nous visiter
Et que, sous les accents de cet hymne sublime,
Tel le pas d’un géant remontant de l’abîme,
Lent d’abord sous l’effet du poids qui le retient,
Par élans redoublés soudainement s’en vient,
Un long grondement sourd, à grands traits virtuoses,
Surgit, s’éteint, renaît en accords grandioses.
Et l’on croirait ouïr l’affrontement hautain,
Né d’un courage égal mais au sort incertain,
Que livrent ici-bas de ces fureurs rivales
Qui s’efforcent d’atteindre aux grandeurs sidérales.
L’organiste est habile et l’âpre gravité
De l’oeuvre sous ses doigts croît en intensité.
Avec le grand plein jeu dont les voix retentissent
Les accords de pédale alternent et grandissent.
Les basses un instant paraissent l’emporter
Sur un thème obstiné maintes fois répété.
Les jeux aigus, poussant une plainte infinie
Comme seul en émet un être à l’agonie
Dans l’intense sursaut de son élan fatal,
Se parent de l’éclat d’un timbre de cristal
S’unissant cependant au noir écho tragique
Dans un funèbre accord ultime et pathétique.
Effrayant monument qu’un génie enfanta !
Effet prodigieux ! Terrible toccata !

 

François GELLÉ
Reims, ce 25 juin 2003